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Me Constantin-Vallet : « Toute la stratégie de la BNP dans l’affaire Helvet Immo est fondée sur l’épuisement judiciaire des consommateurs »

Affaires - Droit économique
13/03/2020
Retournement de situation dans l’abondant contentieux des tristement célèbres prêts « Helvet Immo », libellés en francs suisses mais remboursables en euros : le 26 février 2020, le tribunal correctionnel de Paris a lourdement condamné la banque BNP Paribas et ainsi rendu un jugement favorable aux quelque 2 300 parties civiles constituées à ce procès monstre en pratiques commerciales trompeuses. Et pourtant, jusqu’ici, les nombreux plaignants ayant contracté ces prêts au moment de la crise de 2008 n’avaient pu obtenir gain de cause – en tout cas pas sur le terrain du droit de la consommation. En effet, dans plusieurs cas au civil, il a été jugé que les offres de prêt litigieuses informaient suffisamment les souscripteurs quant à la nature des risques qu’ils prenaient...  Maître Charles Constantin-Vallet, avocat de 1300 parties civiles, nous en dit plus sur ce rebondissement.
Actualités du droit : Pouvez-vous revenir sur la genèse de cette affaire ? Comment expliquer la différence entre cette décision et les précédentes, qui avaient jusqu’à présent mis en échec les plaignants y compris jusqu’en cassation ?

Charles Constantin-Vallet : Pour répondre à cette question, il faut en premier lieu s’intéresser à la stratégie judiciaire de la banque. Comme il s’agit d’un dossier de masse, celle-ci a consisté à pousser devant la justice, dès 2012, les dossiers qui lui étaient favorables : ainsi, dans un arrêt, la Cour de cassation a eu à trancher un litige entre la banque et un consommateur au profil pour le moins atypique, à savoir un directeur-adjoint des opérations d’une chambre de compensation (Cass. 1re civ., 29 mars 2017, n° 16-13.050, P+B)... En réalité, seuls 2 à 3 % des emprunteurs avaient le profil d’emprunteurs avertis.

En second lieu, on peut noter que la Cour de cassation a opéré un resserrement étrange de sa jurisprudence à l’occasion de cette affaire : elle a ainsi considéré que le devoir de mise en garde du banquier se limitait aux prêts sans risque dont les mensualités sont disproportionnées par rapport aux capacités de remboursement de l’emprunteur (Cass. 1re civ., 3 mai 2018, n° 17-13.593, P+B). Aussi, dès lors que le prêt comporte un risque ou un aléa mais que le contrat n’est pas disproportionné en termes de capacité de remboursement au départ, le banquier n’aurait pas à alerter l’emprunteur sur ce risque… Par analogie, le devoir de mise en garde n’aurait pas non plus à s’appliquer pour les prêts à taux variable, qui peuvent être parfaitement proportionnés au départ. Cet infléchissement de la jurisprudence créée au début des années 2000 par le Président Daniel Tricot (NDLR : Président de la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation de 2002 à 2007) a encouragé la banque dans sa stratégie judiciaire jusqu’au-boutiste. Elle a eu en outre une forte influence sur toute la jurisprudence qui a suivi, y compris sur le terrain des clauses abusives (Cass. 1re civ., 20 févr. 2019, n° 17-31.065, P+B et Cass. 1re civ., 20 févr. 2019, n° 17-31.067, P+B).
 
ADD : Quelle a été votre stratégie dans ce dossier ?

CCV : La banque a adopté une gestion économique du risque juridique et a préféré jouer la carte judiciaire au civil, puisqu’elle est assurée pour ce type de procédure. De mon côté, j’ai choisi la voie pénale au premier chef. Pourquoi ? Parce qu’il était à mon sens impossible de trancher au civil sans les éléments du pénal : il fallait ouvrir une enquête afin de démontrer les agissements de la banque. Actuellement, toutes les procédures que j’ai engagées au civil sont en sursis à statuer car je souhaitais que les juges soient éclairés de la réalité de la commercialisation des prêts pour trancher. Toutes les jurisprudences qui ont été rendues jusqu’ici l’ont donc été sans tenir compte de l’enquête pénale.
 
« J’ai déposé plainte parce que j’ai considéré qu’il était impossible de trancher au civil sans les éléments du pénal »

Tant qu’il n’y a pas de condamnation pénale, la banque peut faire financer les procédures par ses assureurs : la condamnation change donc complètement la donne. En termes de stratégie judiciaire, la banque aurait dû se rendre compte du risque qu’elle encourait à ne pas se rapprocher de ses clients pour trouver un accord.
Une fois l’enquête ouverte, la plus grosse difficulté que j’ai rencontrée a été d’expliquer ce qu’est la pratique commerciale trompeuse : les juges français, qui se fondent sur les concepts civilistes dont le dol, appréhendent mal ces pratiques.

ADD : Pouvez-vous revenir sur les éléments constitutifs de la pratique commerciale trompeuse ?

CCV : Le premier élément est la prise en compte de la pratique commerciale du professionnel en elle-même : pour être trompeuse, elle doit être de nature à ou susceptible d’induire le consommateur en erreur (C. consom., art. L. 121-1 et s.). Le juge va alors s’intéresser aussi bien au message commercial qu’à la méthode de commercialisation et rechercher s’il y a une ambigüité. Il peut par exemple s’agir de présenter au consommateur un aspect positif mais sans expliquer ce que cela veut dire : ainsi, lorsqu’on explique au consommateur que le franc suisse est une valeur refuge mais sans lui en expliquer les conséquences, on le trompe. Il peut s’agir aussi de délivrer l’information à contretemps par rapport à la prise de décision : tel est le cas quand l’offre de prêt est envoyée au consommateur alors qu’il s’est déjà décidé dans le package d’investissement locatif qui lui a été présenté.
Le deuxième élément est la prise en compte du consommateur moyen : il y a pratique commerciale trompeuse si celle-ci est susceptible d’altérer le comportement économique du consommateur. La jurisprudence de la Cour de justice sur la question oblige les juges nationaux à se faire une opinion sur le caractère concret des emprunteurs. Ici, le tribunal correctionnel a entendu plusieurs parties civiles afin de déterminer quel était leur niveau de compréhension moyen et l’a comparé avec tous les dossiers individuels des consommateurs selon un travail minutieux. Il a en outre relevé que la banque n’était pas en mesure de mettre en avant des profils susceptibles d’avoir compris le prêt.

Autre aspect très important de la pratique commerciale trompeuse : la diligence professionnelle, que l’on peut apprécier en comparant avec ce qui se fait par ailleurs dans la profession. Dans le domaine des prêts en francs suisses, les contrats de prêt proposés par les autres banques comportaient ainsi systématiquement une clause sur le risque de change, ce qui n’était pas le cas des contrats de prêts proposés par la BNP. La banque s’est défendue en arguant qu’elle avait fait mieux qu’insérer une telle clause en expliquant le mécanisme du contrat aux emprunteurs et que, le risque de change étant inhérent au prêt en francs suisses, le consommateur aurait dû savoir qu’il y était exposé… ce qui n’a évidemment pas convaincu le tribunal.

Afin que l’enquête pénale puisse réunir les éléments matériels de l’infraction, il fallait dans un premier temps rapporter les preuves des niveaux d’information, de la méthode de commercialisation du prêt, du contexte monétaire et économique, etc. J’ai donc collecté des documents grâce à l’ensemble de mes clients et suis également allé lire la documentation sur l’anticipation de la situation économique à l’époque : or, il se trouve que lors de la conception du crédit, tous les organismes financiers anticipaient une hausse du franc suisse, qui n’a d’ailleurs été stoppée que par l’intervention exceptionnelle de la banque nationale suisse. J’ai versé tout cela aux juges d’instruction.
Une fois ces éléments réunis, les juges d’instruction ont décidé de mettre en examen la banque pour recueillir ses observations. C’était le bon moment pour faire entendre Nathalie Chevallier (NDLR : ancienne cadre de BNP Paribas Personal Finance, directrice régionale de 2005 à 2010), dont le témoignage est extraordinaire. Il corrobore tous les éléments de l’enquête et explique comment cela se passait en interne.

Lors de la dernière phase d’instruction, les juges ont auditionné beaucoup de monde afin de vérifier que ce témoignage tenait la route et la banque a été renvoyée en correctionnelle. Parallèlement, quand j’ai vu que cela tournait mal au civil, j’ai demandé des sursis à statuer.

ADD : Ce jugement change-t-il la donne pour les affaires en cours au civil ?

CCV : Ce qui est certain, c’est que les jugements rendus au civil sont pour le moins contestables.

Ils sont tout d’abord parfaitement contraires à la jurisprudence de l’Union européenne en matière de clauses abusives. En effet, la CJUE a eu à trancher le droit s’agissant des clauses abusives présente dans les prêts en devise commercialisés en Roumanie, en Pologne et… en Hongrie. Ce qui est très intéressant, car il faut savoir que le prêt Helvet Immo a été copié sur le prêt hongrois, chose que la BNP n’a pas contestée lors de l’enquête pénale. Or, dès 2014, la CJUE relève très clairement le caractère abusif des clauses du prêt hongrois (CJUE, 30 avr. 2014, aff. C-26/13, Kásler et Káslerné Rábai, ECLI:EU:C:2014:282). Pourtant, la BNP a réussi à convaincre la cour d’appel de Paris que ce n’était pas exactement le même cas de figure et que la clause d’indexation du prêt Helvet Immo était, elle, claire et intelligible pour le consommateur moyen.

Pire encore, jugeant que la sécurité juridique des professionnels et l’attractivité financière de la place de Paris exigeaient d’appliquer un délai de prescription de cinq ans pour soulever le caractère abusif de la clause, la cour d’appel (CA Paris, 9 mars 2018, n° 16/02579) puis la Cour de cassation (Cass. 1re civ., 29 mars 2017, n° 15-27.231, P+B ; Cass. 1re civ., 29 mars 2017, n° 16-13.050, P+B) ont pu juger prescrite les actions de plusieurs emprunteurs. Or, une clause abusive doit être réputée non écrite et ne rentre donc pas dans le champ d’application de la prescription. Sinon, cela voudrait dire que le professionnel peut se cacher pendant cinq ans puis mettre en application une clause abusive qui ne pourra être contestée du fait de la prescription ! Et pourtant, dans un arrêt d’octobre 2019 (Cass. 1re civ., 24 oct. 2019, n° 18-18.047, D), la Cour de cassation a refusé d’écarter le moyen tiré de la prescription en considérant que de toute façon, le moyen est inopérant puisque la clause est claire et intelligible, ce alors même que ce caractère compréhensible n’a été examiné à aucun moment de l’instance… du point de vue de la technique de cassation, il y a un vrai problème. À ce sujet, je vais engager dans les prochaines semaines des actions devant la CEDH pour atteinte au droit à un procès équitable.
 
« Par son attitude, la Cour de cassation a encouragé le tout-judiciaire de la banque »
 
Je peux comprendre qu’il y ait une volonté des juges, de cassation notamment, de tarir le flux. Mais dans ce type de dossier, si on ferme le contentieux sur la responsabilité de la banque, on l’ouvre sur la déconfiture des emprunteurs : ces 1 500 procédures civiles vont s’ouvrir sur 1 500 procédures en recouvrement... Il ne faut pas oublier que ces emprunteurs sont acculés. Si la Cour de cassation avait dès le début jugé que le devoir de mise en garde n’avait pas été respecté, il n’y aurait pas eu d’affaire Helvet Immo : par son attitude, elle a encouragé le tout-judiciaire de la banque.

ADD : Les juges ont ordonné une exécution provisoire de la décision, ce qui constitue une exception. Quelles en sont les justifications ?

CCV : Les trois semaines de procès pénal n’ont fait que renforcer les éléments du dossier. La BNP a été mise en examen en 2015 et l’information judiciaire a été clôturée en 2017 : la banque a donc eu deux ans pour se défendre et, pourtant, elle n’a rien fait. Elle n’a notamment fait venir témoigner aucun client satisfait de ce prêt. Une stratégie destinée à cacher des choses encore plus graves ? Ce n’est pas impossible. En tout cas, il est clair que la banque a eu très largement le temps de se défendre mais n’a rien fait ni pendant l’instruction ni pendant les trois semaines de son procès pénal.

Si le tribunal a prononcé l’exécution provisoire, c’est sans doute parce que les juges ont considéré qu’il y avait trop d’éléments à charge et qu’il fallait que les emprunteurs en sortent. Clairement, toute la stratégie de la BNP dans l’affaire Helvet Immo est fondée sur l’épuisement judiciaire des consommateurs.

ADD : Pouvez-vous nous en dire plus sur les questions préjudicielles en cours devant la CJUE concernant le caractère abusif de la clause d’indexation du prêt litigieux ?

CCV : Je considère depuis le début que la jurisprudence Helvet Immo en matière de clauses abusives est une erreur judiciaire. Elle témoigne d’une méconnaissance du droit de l’Union par les juges. C’est pourquoi j’ai sollicité un renvoi préjudiciel dans un certain nombre de procédures. Assez rapidement, et je crois que c’est une première, j’ai obtenu ces renvois : dès le 2 août, puis le 3 octobre 2019 par le TGI de Paris qui concentre environ 1000 procédures Helvet Immo. Je me suis aussi heurté à des refus, car il est difficile pour un juge de première instance d’aller contre la Cour de cassation…

La CJUE va donc devoir examiner l’ensemble des questions tenant à la prescription, au caractère clair et intelligible, à l’objet principal du contrat, et à l’appréciation du déséquilibre significatif dans ce contentieux. Et les procédures en cours, compte tenu de leur avancement, me semblent aller vers des décisions de non-conformité de la jurisprudence française.

ADD : La banque a annoncé qu’elle faisait appel. Quelles en seront les conséquences ?

CCV : Il était de mon point de vue incompréhensible que la banque ne fasse pas appel : cela aurait été un aveu de culpabilité. Ceci étant dit, il est peu probable qu’elle inverse la tendance : d’ici la fin de l’année, on aura les arrêts de la CJUE qui lui seront à mon avis défavorables. Son seul élément de défense tombera alors.

À ce sujet, si la CJUE déclare que la clause d’indexation de ce type de prêt est abusive, le consommateur pourra choisir l’option qui lui est la plus favorable entre la nullité du contrat ou la simple mise à l’écart de la clause litigieuse. En effet, la jurisprudence de la CJUE laisse ce choix au consommateur quand la clause abusive constitue l’objet principal du contrat (pour les prêts en devises, v. CJUE, 3 oct. 2019, aff. C-260/18, Dziubak, ECLI:EU:C:2019:819, pt. 44 et CJUE, 14 mars 2019, aff. C-118/17, Dunai, ECLI:EU:C:2019:207, pt. 52 ; pour les prêts à taux variable, v. CJUE, 3 mars 2020, aff. C-125/18, Gómez del Moral Guasch, ECLI:EU:C:2020:138, pt. 60). Dans notre cas de figure, la nullité nous irait très bien puisque les mensualités versées depuis dix ans ont déjà remboursé le capital. Par ailleurs, la nullité impliquerait la déchéance des intérêts, ce qui serait une véritable sanction dissuasive, en cohérence avec droit de l’Union dont l’objectif est de décourager ces pratiques sur le marché.

Enfin, une action de groupe et une action en suppression des clauses abusives conduites par la CLCV (NDLR : Consommation logement cadre de vie, association française de consommateurs et d'usagers) sont actuellement en cours : si les arrêts de la CJUE déclarent la clause d’indexation abusive, aucun consommateur ne sera laissé sur le bord du chemin. Dans cette affaire, les procédures sont loin d’être terminées !

ADD : Avez-vous une idée approximative du montant des condamnations ?

CCV : Aujourd’hui, la condamnation se chiffre entre 150 et 200 millions d’euros, mais ce montant pourrait augmenter. Les plaignants ont en tout cas emprunté entre 800 millions et un milliard d’euros, et le chiffrage que j’ai pour ma part établi est de 100 000 € de dommages et intérêts pour 100 000 € de prêtés. La banque pourrait donc très bien être condamnée au même montant que le montant prêté.

ADD : La responsabilité des intermédiaires pourrait-elle être engagée ?

CCV : En l’espèce, les mandataires ont été formés par la BNP, ce qu’elle n’a pas contesté. Les juges d’instruction ont donc écarté la responsabilité pénale de ces intermédiaires, considérant qu’ils avaient été trompés par la BNP. Leur responsabilité civile pourra néanmoins être mise en œuvre après la condamnation de la BNP devant les juridictions civiles ; beaucoup sont d’ailleurs déjà mis en cause devant les juges civils pour la commercialisation du prêt.

Ceci étant dit, pour une question d’efficacité juridique, l’engagement de la responsabilité des intermédiaires est peu probable, car c’est la BNP qui est solvable et non ses intermédiaires, qui ont de toute façon pour la plupart fait faillite ou changé de société pour échapper aux poursuites.

Propos recueillis par Irène Baudu
Source : Actualités du droit